« CLOUER L’OUEST »
Séverine Chevalier
La Manufacture de Livres (juin 2015)
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Sélection pour le prix « Calibre 47 » du POLAR’ENCONTRE 2016(1)
« Les arbres sont noirs. Noirs comme la bête qui se cache dans les bois et que nul ne parvient à abattre » Ne s’écrirait-elle pas avec un grand B, cette bête qui administre en limousin une sorte d’avant-poste de « L’Enfer » de Dante pour cette famille dont plusieurs générations d’adultes se croisent, s’entrechoquent, naviguent entre tyrannie, obsessions, lâchetés, espoir, humiliations, résignation, folie ? Pour tenter de gagner ne serait-ce qu’une infime miette de paradis, il faudrait trouver cette bête fantomatique et en finir, mais où se cache-t-elle successivement ? Avoir sa peau ou y laisser la sienne ? Après vingt ans d’absence, Karl « l’enfant prodigue » revient au pays, armé pour cette chasse ; le tourbillon accélère alors comme une malédiction, sourdement mais inexorablement, les cercles concentriques de cet enfer provincial se referment fatalement sur le plateau des Millevaches. Un simple fait d’hiver pour la presse locale, atrocement banal ? Peut-être… « La neige ne dort pas. Elle milite secrètement pour l’émeute invisible, tranquille » La neige qui déclenche généralement une joie enfantine recouvre tout, étouffe les perspectives et prend dès lors l’allure d’un linceul pour les adultes de la famille Des Corps. Et pour Angèle, « petite chose fragile, Angèle garde-fou, Angèle lumière », les fantômes de la tragédie auront ensuite précisément la couleur, la douleur blanche de cette neige virginale. Angèle qui essaiera de donner une vraisemblance à ses empreintes, une consistance à ses floculations de souvenirs : « Plus j’y pense et moins je vois de différence entre une personne dont on pourrait attester de la vie réelle, vécue, et un personnage de roman. C’est sans doute une réflexion banale, mais pour ma part j’ai longtemps pensé le contraire, bien que si on se rapporte à l’importance que certains êtres peuvent avoir dans notre vie, j’en compte au moins autant, si ce n’est plus, de fictifs que de non fictifs. Car on ne sait pas, pour les substances. Il n’y a rien qu’on pourrait exhaustivement démontrer. Pas de clef universelle qui ouvrirait à un mode d’état et d’emploi – prévisions sensées, coordinations opérantes, cohérences explicatives qui illumineraient les vies. On ne sait pas, et pourtant, parmi l’infini des possibilités, les choses se passent d’une certaine façon. Et il ne suffit pas d’avoir été protagoniste ou témoin, pour savoir, comment les choses se passent. Sans doute est-ce toujours une combinaison d’hypothèses, de suppositions, de prélèvements ; une articulation subtile entre ce qui semble être ce qu’on imagine ; la manière propre de fomenter nos récits, tous ces dispositifs préalables invisibles qui orientent, lient et relient, structurent les fragmentations. Il fallait bien que les choses se soient passées, d’une certaine façon » Et cette bête alors, qu’est-elle finalement devenue se demande le lecteur ? Si le diable est bien dans les détails, Séverine Chevalier réussit pourtant en moins de 200 pages haletantes à peindre avec authenticité, sobriété et humanité des personnages pathétiques, tragiques ou fatidiques. Et son deuxième roman ne s’achève pas sur une énigme en forme de cul-de-sac. Difficile de s’endormir (en particulier les « pères tragiques ») après avoir dévoré d’une seule traite un « fait divers » de cette qualité d’écriture, intense et émouvante. Les fictions témoignent parfois mieux de la « banale » réalité : n’attendez pas « que les choses se passent », lisez « Clouer l’Ouest » avant l’hiver prochain… même si vous deviez déjà apercevoir vos traces dans la neige…
Pour Polar’Encontre 2016, une recension de Georges-Didier ROHRBACHER – Médiathèque Lacépède AGEN
(1) Les citations en italique et entre guillemets sont toutes tirées du livre


« PRENDRE GLORIA »
Marie Neuser
Fleuve (noir) Éditions (janvier 2016) (1)
Sélection pour le prix « Calibre 47 » du POLAR’ENCONTRE 2016(2)

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Inutile de couper les cheveux en quatre : on peut lire « Prendre Gloria » sans connaître son prédécesseur « Prendre Lily », lequel nous plongeait dans une enquête, une quête obsessionnelle
intense et lancinante d'une équipe de policiers anglais acharnés à confondre un meurtrier pervers. Mais ce serait alors se priver d'éléments de compréhension, d'indices et profils psychologiques
importants qui « appuient là où ça fait définitivement mal » dans ce second volume. Avant sa fuite en Angleterre, Solivo était déjà suspecté, dans son village italien, de la disparition – peut-être du
meurtre – d'une adolescente, en 1993 : « Pas besoin de corps pour construire des certitudes. Damiano Solivo était l'unique personne susceptible d'avoir rayé Gloria de la surface de la Terre.
Tout en lui le hurlait. Les correspondances de lieux et d'âme. La logique comportementale des
esprits déglingués. L'aura de culpabilité qui empuantissait son sillage, comme un parfum bon
marché d'innocent factice qui aurait tourné sur la peau parce que choisi en hâte sur un étal à
la sauvette » Dix-sept ans plus tard, les restes de Gloria Prats sont retrouvés dans l'église du
village, là où sa famille pressentait viscéralement qu'elle reposait, sans que jamais personne
ne réussisse ou ne veuille l'y trouver « Et on a aussi un système entier qui a javellisé ce mec !
Des magistrats qui ont dressé des obstacles aux perquisition ! Des témoins importants qui
ont été accidentés ou suicidés quelques jours avant de se rendre à la barre ! » Bal tragique
des mensonges, de l'incompétence, de la bêtise, de l'aveuglement, des lâchetés et
compromissions, du racisme… 400 pages qui dénouent définitivement le noeud du mystère,
qui démasquent cette fois tous les protagonistes transalpins (notables, témoins, police, justice
et clergé) qui ont « travaillé à enfouir leurs certitudes sous les nécessités » et leurs excuses,
leurs bonnes ou mauvaises raisons, tableau humain, trop humain, peu reluisant où brillent
quelques lueurs d'humanité. 400 pages où le monstre est absent (puisque démasqué par
l'équipe du Superintendant Dennis Bradford et enfermé) mais qui comme une malédiction
poisse toujours à distance les êtres et les choses. Pour paraître peut-être moins haletant (et
encore), ce second volume n'est pas moins aussi poignant, pour deux raisons : les
circonstances du meurtre barbare de Gloria Prats bien sûr – l'assassinat de l'innocence couplé
à un quasi fatalisme général – et son « retour » parmi les vivants, mais aussi pour la douleur
de la famille, palpable, à commencer par la mère : « On compatissait. On se rendait compte
qu'il était très difficile de se mettre à sa place quand soi-même on n'avait pas d'enfants,
encore plus quand on en avait parce qu'alors c'était la béance qui s'ouvrait sous les pieds »
(inévitablement, comment ne pas songer à des affaires bien réelles de disparitions
d'adolescentes : tout a-t-il vraiment été fait ? Que n'avons-pas fait nous-mêmes qui puisse
aider, aussi ténu cela soit-il ?) Que retenir de toute cette œuvre (tirée d'un fait divers)
émouvante, remarquable ? Que, quels que soient les continents, il existe encore quelques
hommes pour dénoncer les lâchetés ou les abominations des autres ? Peut-être… Que la
sauvagerie, la barbarie, ont rarement visage de femme ? Sans doute, car nombreux sont
encore les féminicides dans nos sociétés modernes : « … cinq cas alarmants chaque semaine,
des adolescentes volatilisées, des mères de famille qui partent faire les courses et qui ne
refranchissent plus jamais le seuil du foyer, tu parles de disparitions, ce sont tout bonnement
des recels ou des dissimulations de cadavres, ce sont des êtres humains qui ont eu le tort de
croiser, en sortant de l'école, du supermarché ou du salon de coiffure, parfois même juste en
sortant les poubelles, un autre être humain. Un homme en chasse. Une erreur de trajectoire.
Ou bien ce sont des épouses tranquilles dont Monsieur ne veut plus parce qu'il a trouvé plus
jeune et plus belle et, plutôt que d'affronter une séparation, il est tellement plus facile de
serrer un lacet autour d'un cou tétanisé et d'enterrer tout ça sous les champignons. Ou
encore… ou encore celles qui finissent par mourir sous les coups trop répétés et dont un
collègue signalera la disparition pendant que le collègue de bureau signalera la disparition
pendant que le bourreau continuera à siroter sa Peroni, à peine embarrassé, au café du coin »
Et si les femmes n'étaient pas des hommes tout à fait comme les autres ?
Pour le Polar’Encontre 2016, une recension de Georges-Didier ROHRBACHER – Médiathèque AGEN
(1) Les citations en italique et entre guillemets sont toutes tirées du livre
(2) Second volume d’un diptyque, le premier étant « Prendre Lily » (mai 2015)


« Le chemin s'arrêtera là»
Pascal DESSAINT
Rivages / Thriller (février 2015)
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Sélection pour le prix « Calibre 47 » du POLAR’ENCONTRE 20161
Rassurants parce qu'ils sont les derniers témoins de la présence des hommes dans des endroits isolés et naturellement hostiles, inquiétants parce que désormais vides et inutiles, ensablés, tagués, les bunkers n'ont jamais arrêté ni les invasions armées, ni les cohortes de plagistes candidats aux coups de soleil ludiques… Témoins mornes et pathétiques, ils plongent d'une falaise ou sont lentement mais sûrement submergés, tout comme les illusions de leurs puissants capitaines ont
inéluctablement basculé dans le néant. Érodés par les vagues de souvenirs accablants, par le sable des culpabilités et des fatalités qui s'insinue partout et crisse sous les dents avariées, les laissés pour compte de Pascal Dessaint sont souillés, blessés solitaires et taiseux : comme ces bunkers, ils vacillent dans un monde qui n'a plus besoin d'eux, sales parfois, émules de la Bête à l'occasion, méchants ou cruels certainement… Mais comment essayer de survivre quand il n'y a même plus assez de créneaux à tenir dans les dernières forteresses industrielles, lorsqu'on est relégué dans un
no man's land où il n'y a plus de batailles à remporter, juste les rafales de vent qui rapportent les lointains et faiblissants échos de l'épopée ouvrière ? Les généraux modernes n'ont plus besoin de simples fantassins, même obéissants et résignés, juste des machines, des robots intelligents, depuis longtemps déjà les réservistes ne sont plus rappelés… Et cette fatalité toujours, pesante, lancinante, qui s'acharne comme une malédiction sur les êtres qui se battent avec le dernier désespoir, qui essaient de sortir la tête de l'eau… Pascal Dessaint nous livre avec « Le chemin s'arrêtera là » une oeuvre sincère et émouvante (et pour autant non dépourvue de tableaux félliniens hilarants), où les faits et la situation des « gens de peu » se suffisent à eux-mêmes, tout simplement, sans aucun colorant pathétique ou politique rajouté, pour nous rappeler que les bataillons de désespérés sont proches, se rapprochent de nous : « Mes personnages sont des cabossés, des abîmés, des désespérés. Ce sont des gens qu'on a trahis, surtout. Lorsqu'ils s'aperçoivent que la vie continue sans eux, ils peuvent s'autoriser tout. C'est la vraie question du bouquin : à quoi on condamne les gens ? Au désespoir qui fait qu'un jour ils deviennent un loup pour l'homme s'explique »2 Le polar sociétal de Pascal Dessaint se déroule « sur une côte nordiste fantomatique » mais il pourrait très bien se situer en Lorraine, où abondent bunkers et usines abandonnés, ou même ailleurs… Sur la côte de nos déshérités, les bateaux battant d'improbables pavillons exotiques passent encore régulièrement mais, de ce côté-ci du monde, n'apportent même plus l'espoir d'un recommencement ailleurs, d'une résurrection… La vie, c'est la guerre ? « Beaucoup, logés dans des pays heureusement privilégiés, pensent avec réconfort que la guerre, la grande, est loin. Les mêmes, comptant qu'ils échapperont vraisemblablement à la prochaine, qui risque pourtant bien de nous visiter un jour, décident de ne pas trop y penser, voire de n'y point penser du tout. Ils ont tort. Quand une guerre vous éclate sous le nez, mieux vaut être prévenu, dans tous les cas de figure »3 Les « grotesques » sont des combattants oubliés, acculés, ils ont le cœur gros… « Alors on regardait les bateaux, on suçait des glaces à l'eau, on avait le cœur un peu gros, mais c'était quand même beau, on regardait les bateaux »
Une recension de Georges-Didier ROHRBACHER – Médiathèque Lacépède AGEN

1 « Les vacances au bord de la mer » chanson de Michel Jonasz
2 Interview de Pascal Dessaint http://www.ladepeche.fr/article/2015/02/27/2057096-dessaint-je-defends-lhumain-le-plus-fragile.html
3 Extrait de la préface de « La mer cruelle » de Nicholas Monsarrat, Phébus libretto 2004


« UNE PLAIE OUVERTE »
Patrick Pécherot
Série Noire Gallimard (août 2015)
Sélection pour le prix « Calibre 47 » du POLAR’ENCONTRE 2016

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Peu après 1848 et son « Printemps des peuples », 1871 et la Commune de Paris vit une nouvelle tentative d'insurrection, de révolution populaire, réprimée dans un bain de sang. Valentin Louis Eugène Dana réussit à s'échapper, condamné à mort par contumace en 1871 pour avoir participé à
une exécution d'otages versaillais rue Haxo. Dana, séducteur énigmatique, toujours accompagné de la fidèle et resplendissante Manon, aperçus avec des personnalités compromises de la Commune, et pas des moindres : Louise Michel, le général Gustave Cluseret... Comme un jeu de miroirs, les rêves de liberté, les utopies sont les mêmes des deux côtés de l'Atlantique : Paul Verlaine ne se promène t-il pas sur les barricades avec les romans d'indiens de Gustave Aimard ? Mais après la Commune de Lyon, le western tourne encore plus mal à Paris : la tentative de pouvoir populaire, où la liberté n'est pas seulement revendiquée comme une affaire individuelle mais aussi comme une question sociale, n'est pas sauvée par les escargots télépathes ou le doigt prussique de Jules Allix. Trente ans après, alors que l'Europe à peine dégrisée est menacée par d'autres dangers, Marceau croit retrouver la piste de Dana aux Amériques et engage un détective de la fameuse agence Pinkerton (qui employait un certain Dashiell Hammet) pour le retrouver. Mais qui peut se prétendre vraiment ami du fantomatique Dana, entr'aperçu dans le premier entertainment des temps modernes, le fameux Wild West Show de William Cody : Martha Canary alias « Calamity Jane » en personne ? « Le livre de comptes du Wild West Show, le delirium de Calamity Jane, les spectres de Prairie Home, la voix des défunts et celle des quakers conduisent vers Dana aussi sûrement que l'étoile a guidé les mages vers Bethléem » Dana tel un thumbleweed, insaisissable dont seules les mains apparaîtraient dans le premier western cinématographique de l'histoire…
Spiritisme et laudanum n'aident pas Marceau à démêler l’écheveau chaotique de ses souvenirs : au risque de découvrir une vérité déplaisante, peut-être n'a-t-il pas intérêt à continuer de rechercher
désespérément Dana. Ou Manon, à peine moins insaisissable, même si elle semble avoir posé nue pour Gustave Courbet en personne. Le temps des cerises - amères et sanglantes - est définitivement passé, les indiens sont capturés, exhibés. Justement... le Wild West Show de « Buffalo Bill » (qui sait encore aujourd'hui le formidable engouement mondial pour ce spectacle ?) fait une tournée triomphale en Europe, à Paris... Rendez-vous avec Dana ? Mais au fait, qui est donc ce Marceau ? Pour qui ne s'intéresse pas à cette période, Patrick Pécherot1 propose une véritable encyclopédie vivante et rythmée : on se surprend à faire immédiatement des recherches complémentaires (vite des QR codes dans les marges des fictions !) sur les idées sociétales de l'époque, sur les nombreux personnages historiques (politiques, artistes, philosophes) célèbres ou relativement méconnus qui traversent l’œuvre, les technologies naissantes de l'époque (folioscope, phasmatrope, les photos de revenants truquées par William Hope). Au terme d'une lecture passionnante, où l'argot, le truculent « bas langage » des faubourgs parisiens le dispute au style (perdu) jubilatoire et acéré des pamphlétaires et caricaturistes (d'une presse alors florissante), où le suspens savamment élaboré nous tient en haleine, la fin du XIXème Siècle et la
Commune nous paraissent (dans notre « nouveau western » contemporain où il n'y a plus d'utopie que que le fanatisme religieux et où la « classe ouvrière » en voie d'extinction n'a plus voix au chapitre que dans les polars sociétaux) plus proches, comme ces photographies sépia d'époque étonnamment vivantes (montrant notamment « pour l'exemple » les centaines de communards parisiens fusillés). Du roman noir historique (même si Patrick Pécherot se défend de vouloir reconstituer l'histoire, mais bien plutôt de la suggérer2) de cette veine, on en redemande… M'est avis que Valentin Dana a forcément croisé à un moment ou un autre la route du capitaine Simonini ou de l'abbé Dalla Piccola3… Une recension de Georges-Didier ROHRBACHER – Médiathèque Lacépède AGEN
1 Lire également la nouvelle « Dernier été » (Les Petits Polars du Monde/SNCF » 2013, illustrations de Joe Pinelli)
où Patrick Pécherot part cette fois de la toile intitulée « Réunion de famille » de Frédéric Bazille, pour nouer uneintrigue se déroulant également sous la Commune
2 Interview de Patrick Pécherot sur France Culture : http://www.franceculture.fr/emissions/mauvaisgenres/rentree-noire-2015-patrick-pecherot-michael-mention
3 Personnages non moins fantomatiques du fameux roman de Umberto Ecco intitulé « Le cimetière de Prague »


« CE QUE VIT LE ROUGE-GORGE »
Laurence BIBERFELD
Au-delà du raisonnable (juin 2015)
Sélection pour le prix POLAR’ENCONTRE 2016(1)

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Alors que les critiques encensent Martin Amis pour sa « Zone d'intérêt » et ses « marivaudages aux
allures de Monty Python en plein système concentrationnaire »1, l'écriture de Laurence Biberfeld
nous a semblé a contrario d'une ambition supérieure : un roman noir olfactif, sanglant, zoosémiotique, mais délicat, poétique et rose aussi… dans l'univers concentrationnaire d'un élevage porcin. Un parallèle osé ou outrancier ? Assurément non : l'écrivain sud-africain J. M. Coetzee n'a-t-il pas déjà publié plusieurs romans qui interrogent sur notre attitude à l'égard des animaux ? « Il y a une scène dans « La vie des animaux » que beaucoup ont trouvé répulsive. Elisabeth Costello compare les abattoirs aux camps d'extermination nazis. Nous sommes comme ceux qui savaient mais qui se taisaient : « Je le dirai sans fard : nous sommes cernés par une entreprise de dégradation, de cruauté et de mise à mort qui rivalise avec tout ce que le IIIème Reich a pu faire ; elle l'éclipse même, puisqu'elle met sans cesse au monde des lapins, des rats, de la volaille et du bétail dans le but de les tuer »2 Mais voilà que dans l'élevage moderne du couple arriviste (la superbe Marylène et le séducteur Jean-Michel), un huis clos dédié au productivisme nourricier d'une humanité proliférante, s’infiltre une « 5ème colonne » de femmes avec leurs propres fragilité et violence : Garance, 56 ans, discrète et blessée, et Sophie, « une belle jeune femme comme à la télévision, qui aimait les cochons. C'est pourquoi elle n'aurait jamais dû choisir ce métier » Dès lors, dans l'implacable ordonnancement savant, les accidents heureux ou tragiques se multiplient (la pulsion sexuelle n'est jamais loin de celle de la mort), des roses peuvent fleurir sur le fumier mais la machine concentrationnaire menace de s’arrêter. « Certaines scènes retournent les tripes, elles vont droit à l'estomac sans passer par
l'intelligence »3, scènes dont témoignent à leur manière les petits animaux sauvages (un rouge-gorge, mais pas seulement) qui essaient de survivre en marge de ce microcosme mortifère. Qui broiera qui ? Qui mangera quoi ? Dans le cochon, tout est bon, mais à quel prix ? Laure Biberfeld nous livre avec « Ce que vit le rouge-gorge » une pépite originale et pleine de notre humanité, une petite gageure littéraire que l'on dévore impitoyablement.


Une recension de Georges-Didier ROHRBACHER – Médiathèque Lacépède AGEN
1 http://www.babelio.com/livres/Amis-La-zone-dinteret/728120
2 Extrait de l'article « L'écrivain, le philosophe et les bêtes » paru dans la revue « Books » de mai 2011, dossier intitulé « Faut-il manger les animaux ? »
3 Revue « Books » de mai 2011, citée précédemment